La publication le 13 janvier 2010 du dernier livre d’Amartya Sen fait l’objet d’une grande médiatisation. Dans son émission du mercredi 13 janvier 2010, Nicolas Demorand, a reçu Amartya Sen pour présenter son livre « L’idée de justice » [1]. Sous le titre « Les injustices réparables selon Amartya Sen », Robert Maggiori présente le livre, le 14 janvier, dans un article de Libération.
Je vous propose ci-dessous la présentation du livre par l’éditeur, les vidéos de l’entretien sur France Inter, l’article de Libération en texte intégral (j’ai ajouté les liens) et les vidéos de la conférence donnée par Sen à l’OFCE sous le titre « Justice et environnement après Copenhague »
Présentation de l’éditeur
Imaginons trois enfants et une flûte. Anne affirme que la flûte lui revient parce qu’elle est la seule qui sache en jouer ; Bob parce qu’il est pauvre au point de n’avoir aucun jouet ; Carla parce qu’elle a passé des mois à la fabriquer. Comment trancher entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes ? Les partisans des théories aujourd’hui dominantes - utilitarisme, égalitarisme, école libertarienne - plaideront chacun pour une option différente, selon la valeur qu’ils attachent à la recherche de l’épanouissement humain, à l’élimination de la pauvreté ou au droit de jouir des fruits de son travail. Mais, souligne Amartya Sen, aucune institution, aucune procédure ne nous aidera à résoudre ce différend d’une manière qui serait universellement acceptée comme juste. C’est pourquoi Sen s’écarte aujourd’hui - résolument et définitivement- des théories de la justice qui veulent définir les règles et les principes qui gouvernent des institutions justes dans un monde idéal. C’est la tradition de Hobbes, Rousseau, Locke et Kant, et, à notre époque, du principal penseur de la philosophie politique, John Rawls. Sen s’inscrit dans une autre tradition des Lumières, portée par Smith, Condorcet, Bentham, Wollstonecraft, Marx et Mill : celle qui compare différentes situations sociales pour combattre les injustices réelles. La démocratie, en tant que « gouvernement par la discussion », joue dans cette lutte un rôle clé. Car c’est à partir de l’exercice de la raison publique qu’on peut choisir entre les diverses conceptions du juste, selon les priorités du moment et les facultés de chacun. Ce pluralisme raisonné est un engagement politique : le moyen par lequel Sen veut combattre les inégalités de pouvoir comme les inégalités de revenu, en deçà de l’idéal mais au-delà de la nation, vers la justice réelle globale. Il importe d’accroître les revenus, mais aussi de renforcer le pouvoir des individus de choisir, de mener la vie à laquelle ils aspirent. C’est ainsi qu’une personne devient concrètement libre. L’Idée de justice représente l’aboutissement de cinq décennies de travail et de réflexion, mais aussi d’engagement dans les affaires du monde. Sen, l’un des plus grands penseurs de notre temps, va dans ce livre plus loin que jamais.
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L’article de Libération
« À la mémoire de John Rawls ». Jamais exergue n’aura sonné aussi juste. En lui dédiant l’Idée de justice, Amartya Sen a voulu avant tout exprimer son amitié et son admiration pour le philosophe américain disparu en novembre 2002, dont il n’a pas cessé d’affirmer que la pensée était l’une des plus influentes du XXe siècle. Mais il y a plus. L’idée de justice se place elle-même, délibérément, en face du plus important ouvrage de Rawls, Théorie de la justice, et, pour une large part, en est la contestation radicale. Ce qui montre qu’en rendant hommage à celui qu’il critique, Sen, à qui le prix Nobel fut attribué pour avoir introduit la dimension éthique dans la recherche économique, met en pratique le comparatisme et le « pluralisme raisonné » dont il est le héraut, et donne une image de la discussion publique qui n’a rien à voir avec les batailles haineuses dans lesquelles vaincre compte davantage que convaincre et triompher de l’« ennemi » bien plus que faire triompher la position la plus proche de la vérité.
Théorie de la justice a été publié en 1971 (Seuil, 1987). Aucun ouvrage, si l’on en juge par le nombre de publications auxquelles il a donné lieu dans le monde, n’a eu sur la philosophie politique, l’éthique, le droit ou les sciences sociales, un impact égal au sien - à tel point que même les contradicteurs ont affirmé que tous ceux qui travaillent dans ces domaines devaient soit le faire « avec » Rawls, soit expliquer pourquoi ils ne le faisaient pas. L’idée de justice, synthèse de tous les travaux que Sen, économiste-philosophe, a présentés jusqu’ici, aura probablement dans les décennies à venir un retentissement similaire à celui que le texte rawlsien a eu depuis les années 70. Mis en vis-à-vis, les deux livres font comme un effet stéréophonique. Mais qu’on considère bien les titres : Théorie de la justice pour Rawls, l’Idée de justice pour Sen. Le premier évoque la recherche d’un ensemble de principes susceptibles de définir la justice sociale, alors que le second, plus réaliste, semble juste vouloir éclairer « l’idée » de justice, en déterminant les « types de raisonnements » qui doivent « intervenir dans l’évaluation de concepts éthiques et politiques tels que ceux de justice et d’injustice ». En réalité, il y a aussi une « théorie » de la justice chez Sen, mais « au sens large » : le penseur indien cherche à savoir comment procéder, pratiquement, pour éliminer les « injustices réparables ».
Si Sen met tant de soin à critiquer Rawls, c’est que leurs théories s’inscrivent dans des courants vraiment opposés. L’approche dominante dans la philosophie morale et politique contemporaine, qui est celle de Rawls, identifie des dispositifs institutionnels parfaitement justes, qui seraient justes pour toute société. Sen s’en démarque. Au lieu de spécifier ce qu’est « le juste » en soi, il cherche des critères permettant de « dire si une option est « moins injuste » qu’une autre », établit des comparaisons entre sociétés, et tente de « déterminer si tel changement social particulier » va dans le sens de la justice ou accroît l’injustice, en avançant des arguments dont il espère qu’ils peuvent « avoir quelque pertinence dans les discussions et décisions concernant des politiques et des programmes concrets », comme cela est déjà le cas pour « certains débats contemporains de la Cour suprême des États-Unis », concernant notamment l’opportunité d’infliger la peine de mort, même à majorité accomplie, pour des crimes commis par mineur. Ces deux façons d’envisager une théorie de la justice relèvent, l’une de l’« institutionnalisme transcendantal », l’autre de la « comparaison des situations réelles ». Sen se rattache à cette dernière tradition, illustrée par Adam Smith, Condorcet, Jeremy Bentham, Mary Wollstonecraft, Marx ou John Stuart Mill, dont le souci « était d’éliminer certaines injustices du monde qu’ils avaient sous les yeux ». Rawls, lui, suit la lignée de Hobbes, de Locke, de Rousseau, de Kant, qui se caractérise par la détermination « contractuelle » de principes destinés à servir dans une « société bien ordonnée » où chaque citoyen, être de raison, est supposé « agir avec justice ». L’un des principes qu’il énonce se résume ainsi : on peut accepter que l’inégalité soit introduite si et seulement si le plus petit avantage accordé aux plus favorisés donne le plus grand avantage possible aux plus défavorisés.
Le propos de Rawls est sérieux. Mais il pose problème : il est possible « qu’on ne parvienne à aucun accord raisonné sur la nature de la « société juste » », et il peut se faire que des principes contradictoires soient également valables. Sen prend un exemple limpide. Il s’agit de décider qui des trois enfants, Anne, Bob et Carla doit recevoir la flûte qu’ils se disputent. Anne la revendique parce qu’elle est la seule à savoir en jouer, Bob parce qu’il est pauvre et n’a pas d’autre jouet, Carla parce qu’elle l’a fabriquée. L’égalitarisme économique, décidé à réduire les écarts de ressources, l’attribuerait à Bob. L’utilitarisme, voyant qu’elle pourrait en faire le meilleur usage et en tirerait le maximum de plaisir, la donnerait à Anne (ou peut-être à Bob, qui en aurait le plus grand « gain de bonheur »). Mais si on défend le « droit aux fruits de son travail », dans une perspective de droite (libertarienne) ou de gauche (marxiste), la flûte reviendrait à Carla.
Aucune de ces revendications n’est infondée, et chaque principe général qui la sous-tend vaut les deux autres. Aussi le chemin vers le « parfaitement juste » est-il impraticable. Sen note que ceux qui ont lutté pour les droits des femmes ou pour l’abolition de l’esclavage « ne se dépensaient pas dans l’illusion qu’abolir l’esclavage rendrait le monde parfaitement juste », mais constataient qu’une société esclavagiste (ou sexiste, ou raciste, etc.) est totalement injuste, qu’il fallait l’abolir au plus vite, sans pour cela rechercher un consensus sur les contours d’une société idéale. Avec l’Idée de justice, il va donc fournir des outils théoriques sur lesquels un consensus peut être élaboré dans le débat public, de sorte que, mis en pratique, ils puissent participer à l’élimination de dispositions, positions, faits ou situations outrageusement injustes, de la faim à la précarisation, de la non-scolarisation des enfants au non-accès à la santé.
Quels sont ces outils ?
Difficile de les répertorier sans schématiser le livre. « Toute théorie de l’éthique et de la philosophie politique », écrit Sen, doit choisir une « base informationnelle », c’est-à-dire « décider sur quels aspects du monde se concentrer » pour mesurer la justice et l’injustice, mais aussi estimer « l’avantage global d’un individu », en prenant par exemple comme critère le bonheur (utilitarisme), le revenu, les ressources ou les « biens premiers » (Rawls). Celui que choisit Sen tient au concept de « capabilité », fondé sur la liberté réelle, grâce auquel l’économiste a par ailleurs radicalement transformé la mesure des indices de pauvreté (laquelle reçoit une définition « multidirectionnelle », n’étant plus seulement absence de ressources mais impossibilité plus ou moins grande de vivre selon ce qui nous paraît bon de faire ou d’être). Le concept est opératoire à plusieurs niveaux, tant celui des différences entre sociétés que des différences entre avantages individuels. Selon le professeur de Harvard, l’analyse de la justice, au lieu de se concentrer sur la nature des institutions, doit prêter attention à la vie que les personnes sont effectivement en mesure de mener. « L’avantage d’une personne, en termes de possibilités, est jugé inférieur à celui d’une autre si elle a moins de capabilité - moins de possibilités réelles - de réaliser ce à quoi elle a des raisons d’attribuer de la valeur », et moins de liberté à utiliser ses biens pour choisir en toute indépendance son propre mode de vie.
Ce n’est là qu’une petite partie de l’Idée de justice. Le propos d’Amartya Sen inclut, entre mille autres choses, une réflexion sur la démocratie, vue, selon l’expression de John Stuart Mill, comme « gouvernement par la discussion », lequel requiert que le débat public soit pris au sérieux, et canalisé par des moyens d’information ou de communication libres et responsables. Il est soutenu par la même quête d’équité que celui de John Rawls auquel il s’oppose - mais affirme sans doute avec plus de force que le fait de ne pas pouvoir définir et encore moins réaliser une société juste, n’exclut pas qu’on fasse tout pour éliminer ce qui est manifestement injuste.
Justice et environnement après Copenhague
Jean-Paul Fitoussi, et Éloi Laurent [2] ont présenté la conférence : « Justice et environnement après Copenhague » (Justice and the environment after Copenhagen), avec Amartya Sen, Prix à l’occasion de la parution de l’Idée de justice, Flammarion, 2010. Les vidéos sont visibles à cette adresse.