SES Limoges
Slogan du site

Site académique pour les sciences économiques et sociales.

Faux scoop, vrai débat : les chiffres du chômage
Article mis en ligne le 7 mars 2007
dernière modification le 10 novembre 2008

par Jean-Paul Simonnet

Cet article écrit début janvier 2007 est à mettre en relation avec l’article plus récent de David Mourey traitant de la polémique actuelle (mars 2007) sur les chiffres du chômage.
Les fêtes de fin d’année sont une occasion idéale de réunir autour d’une table des amis et des parents respectueux des règles garantissant la bonne humeur. Il arrive que l’ouverture accélérée des bonnes bouteilles affaiblisse la maitrise du principe selon lequel il faut éviter d’aborder trois domaines : le sexe, l’argent et la politique.
Pour les tables réunissant des quadra et des quinqua (voire pire), le sexe ne fait plus peur et ne représente plus un sujet capable de nourrir une bonne crise (prenez cela comme vous l’entendez), en revanche l’argent et la politique en ces temps de catastrophes annoncées et d’élections programmées fonctionnent parfaitement.
Si en plus, nous pensons que « on nous cache tout, on nous dit rien » et que « plus on nous dit tout, plus on ne sait rien » (inutile de dire qu’il s’agit d’une table de quinqua), toutes les conditions d’une fin de soirée mouvementée sont réunies.

Je ne vous propose pas de partager une tranche de vie, mais je saisis l’actualité de cette éternel penchant vers la théorie de la manipulation dont l’expression la plus immédiate était déjà dans nos cours de récréation : « ils font rien que nous mentir ! »

Alors que Claire Chazal nous annonçait la bonne nouvelle de la réduction du taux de chômage, vos quotidiens préférés ont tous repris en cœur une note publiée par un collectif d’associations, ACDC (non ce n’est pas le retour des hard-rockers, ACDC c’est « Autre chiffres du chômage ») portant sur « Les chômages invisibles » , en lui donnant comme titre : « Les vrais chiffres du chômage » assurant qu’on allait enfin savoir la vérité [1]

Le résumé de cet article a été par exemple repris par Le Monde du 27 décembre 2006 et il a été largement commenté amenant même des réponses officielles de Jean-Louis Borloo [2]. et de l’ANPE [3].

Pour voir les fiches proposées par ACDC cliquez ici

ACDC dénonce les manipulations statistiques qui dissimulent le chômage. Lorsque l’ANPE annonce officiellement, que le chômage touchait 2.172.000 de personnes en octobre 2006, ACDC oppose un effectif de 4.450.000 après un calcul réalisé à partir des statistiques de ... l’ANPE !
Vous sentez que cela va être compliqué !
Commençons par une version allégée : ACDC rappelle que la statistique publiée mensuellement ne tient compte que des chômeurs de catégorie 1, c’est-à-dire des demandeurs d’emploi immédiatement disponibles, à la recherche d’un CDI à temps plein, et qui ont travaillé moins de 78 heures dans le mois.
Cette catégorie 1 exclut donc du calcul du taux de chômage (rendu public par les médias et les responsables politiques) les 871.000 personnes en recherche d’emploi qui, faute de mieux, se contentent de missions d’intérim, d’un temps partiel ou d’un CDD, les 452.000 chômeurs qui seraient dans la catégorie 1 mais qui exercent une « activité réduite » de plus de 78 heures par mois (ce qui les range dans la catégorie 6), les 220.000 chômeurs des départements d’outre mer (DOM), les 321.000 chômeurs en arrêt-maladie ou en formation, les licenciés économiques en convention de reclassement personnalisée (CRP) ou en contrat de transition professionnelle (CTP), et bien entendu les 412.000 chômeurs « âgés » dispensés de recherche d’emploi (DRE).
Tous ces chômeurs exclus de la catégorie 1 sont pourtant chômeurs mais ils sont dans d’autres catégories, ce qui revient à dire qu’il y a différentes sortes de chômage ou de chômeurs ou si vous préférez que l’on peut être « plus ou moins » chômeur.

 [*Où est le problème ?*]


Si par malheur après le canard, mon voisin de table m’interpelle en me disant que nous les économistes on se fout du monde, et si je souhaite répondre autrement qu’en proposant qu’on fasse la chenille, je dois répondre en deux temps puisqu’il y a deux questions :

  • quels sont les « vrais » chiffres du chômage ?
  • pourquoi la supercherie est-elle révélée aujourd’hui ?

 1) Les chiffres du chômage.

Pour compter il faut conceptualiser. Pour savoir combien il y a de chômeurs il faut dire à quelles conditions telle ou telle situation relativement à l’emploi sera considérée comme du chômage.

On peut facilement accepter cette définition : un chômeur c’est quelqu’un qui à la fois

  • peut être actif parce qu’il répond aux conditions d’âge autorisant à travailler pour une rémunération
  • n’a pas d’emploi actuellement
  • cherche un emploi
  • et peut occuper un emploi actuellement.

Le premier critère ne pose pas de problème (encore que certains pourraient dire que le changement des âges extrêmes définissant l’activité peut être une manipulation des chiffres du chômage).

Les trois autres soulèvent en revanche de nombreuses questions dont trois sont évidentes :

  • que faut-il entendre par « ne pas avoir d’emploi » ?
  • quelles formes peut prendre la « recherche d’un emploi » ?
  • comment faut-il comprendre « actuellement » ? (cette question concerne deux critères)

L’ANPE traite ces difficultés en distinguant des catégories de chômage.

Il y a donc 8 catégories de « plus ou moins chômeurs » et une catégorie de « chômeurs non comptés comme chômeurs » (ils sont forts les statisticiens).
Cette dernière catégorie regroupe ceux pour lesquels l’ANPE considère qu’il est inutile de leur demander de rechercher un emploi compte tenu de la forte probabilité de l’échec de la démarche. Ils sont chômeurs (pas encore retraités) mais ils ne sont plus « officiellement » demandeurs d’emploi [4].

Pour les 8 autres catégories il s’agit de distinguer entre des situations différentes :

  • Le chômeur qui entre dans la statistique publiée par les médias chaque mois : il cherche uniquement un emploi à temps plein, à durée indéterminée et il n’a pas d’activité excédant 78 heures par mois (il travaille peut-être mais moins de 20 heures par semaine), il est immédiatement disponible
  • Les chômeurs qui entrent dans les autres statistiques publiées elles aussi chaque mois mais non reprises par les médias : on y trouve ceux qui ont une activité dépassant 78 heures, ceux qui disent rechercher un emploi à temps partiel ou à durée déterminée, et enfin tous ceux qui sont à la recherche d’un emploi mais qui ne pourraient pas l’occuper immédiatement s’ils en trouvaient un parce qu’ils sont malades en stage ou en formation.

Est-il absurde de se demander si une personne travaillant plus de 78 heures dans le mois qui précède la publication du chiffre des DEFM, et qui cherche un emploi à temps partiel avec un contrat à durée déterminée ou en intérim est chômeur au même titre que celui qui ne travaille pas depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois et qui cherche un emploi à temps plein avec un contrat à durée déterminée ?
On voit bien qu’il faudrait pouvoir distinguer plus finement les situations et prendre en compte par exemple les motifs qui conduisent à demander un temps partiel en CDD au lieu d’un temps plein en CDI. Est-ce un choix ou une solution de repli parce que tout ce qui peut permettre de sortir du chômage est bon à prendre.
Les économistes et les sociologues le savent bien puisqu’ils distinguent par exemple le temps partiel choisi et le temps partiel subi . De même ils tentent de mesurer le sous-emploi qui correspond à la situation de ceux qui ont un emploi mais qui souhaitent en changer ou qui veulent travailler davantage (temps plein alors qu’ils ont un temps partiel). Malheureusement ces corrections ne peuvent pas être établies à partir des fichiers de l’ANPE, elles passent par des enquêtes qui ne sont pas conduites systématiquement.
La connaissance du chômage est imparfaite parce que le chômage a des contours flous, il y a d’ailleurs une expression pour désigner cette imprécision, on parle du halo du chômage.

  • Pour aller au delà de ces réserves sur la précision du concept « chômage » il faudrait utiliser des analyses élargies et par exemple se poser la question de l’existence d’un chômage « volontaire » au sens des économistes [5] et même s’interroger sur l’histoire du concept : Robert Salais, Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud traitent cette question dans un livre brillant intitulé L’invention du chômage [6].
  • Si on considère que le chômage correspond à l’impossibilité de trouver un emploi en s’adressant au marché du travail il faudrait aussi s’interroger sur ce que certains considèrent comme des formes déguisées de chômage : les emplois aidés . En novembre 2006 il y a ainsi selon le Ministère de l’emploi plus de 1.350.000 emplois bénéficiant d’un dispositif d’aide se traduisant par une prise en charge publique d’une partie du coût du travail [7].

S’il y a une manipulation elle n’est pas dans la définition des catégories elle est dans le choix de la catégorie faisant l’objet d’une publication médiatisée et dans la méthode utilisée pour classer dans l’une ou l’autre des catégories.

 2) Quelle manipulation

Il y a toujours des discussions sur les statistiques mesurant les performances économiques en période électorale. Pour la statistique de chômage, la polémique avait pris un tour semblable à celui d’aujourd’hui lors des législatives de 1986. Le leader de l’opposition de l’époque, Jacques Chirac s’était engagé en cas de victoire de son camp à créer une commission charger d’améliorer la connaissance statistique du chômage. Devenu Premier Ministre il a chargé Edmond Malinvaud (ancien directeur de l’INSEE et économiste de réputation internationale) de faire un rapport sur ce thème. Le rapport a été publié [8] et de nombreux correctifs ont été apportés aux méthodes anciennes. Rien n’était réglé pour autant car les vrais problèmes sont d’un autre ordre.

2[*Pourquoi retenir la catégorie 1 pour le taux de chômage et le nombre de chômeurs diffusés par la presse écrite et audiovisuelle ?*]2

  • Une première réponse vient immédiatement à l’esprit : c’est la plus satisfaisante pour les responsables politiques puisque c’est le résultat ayant le niveau le plus faible. Même si ce qui compte c’est l’évolution montrant qu’il ya augmentation ou diminution du taux de chômage, les niveaux « parlent » aussi : 4 millions de chômeurs ce n’est pas 2 millions.
    Mais alors pourquoi l’opposition ne dénonce-t-elle pas cette pratique chaque mois.
    Est-ce parce que l’alternance à laquelle nous nous sommes habitués ramène régulièrement l’opposition au pouvoir et que dans ce cas elle souhaite elle aussi utiliser cet avantage ?
  • Une seconde réponse permet d’échapper au cynisme précédent mais elle introduit un jugement de valeur implicite lourd de conséquences : la catégorie 1 est celle qui correspond le mieux au vrai chômage, celui pour lequel il n’y a pas de doute sur la réalité du phénomène. Pour les autres catégories ou bien il n’y a pas réellement de chômage puisqu’il s’agit de recherche d’emplois particuliers (temps partiels, CDD) correspondant à des choix, ou bien on ne peut pas parler de chômage pour quelqu’un qui est malade ou en formation, ou bien encore, la « responsabilité » du chômeur peut-être soupçonnée ! Vous retrouvez un discours largement répandu : il y a des gens qui profitent du système et qui ne cherchent pas vraiment à travailler davantage.

Chacun peut ici se situer puisqu’il s’agit d’un jugement de valeur difficilement opposable. La solution qui consiste à convoquer telle ou telle expérience ou récit de vie n’a pas d’autre fonction que celle de l’auto validation.
Les enquêtes sociologiques montrent qu’il y a bien des comportements de passager clandestin et on peut même penser que la plus grande flexibilité du marché du travail renforce ces comportements
Inversement il faut prendre en compte le fait que 47% des chômeurs recensés dans les 8 catégories ne perçoivent aucune indemnité ce qui peut très bien les conduire à renoncer à s’inscrire. Nombreux sont ceux qui ont fait ce choix et de ce fait, ils ne sont plus « chômeurs enregistrés » ils sont « chômeurs découragés » (le concept existe et est utilisé depuis au moins 20 ans).

Tout cela ne nous dit pas pourquoi la presse écrite et audiovisuelle ne donne pas une information complète.
Est-ce par mépris du lecteur auditeur téléspectateur considéré comme étant incapable d’absorber une grande quantité d’informations ?
Est-ce pour se conformer aux habitudes et par manque d’intérêt pour la chose publique ?
Est-ce par incompétence ?
Est-ce par souci d’apporter au lecteur auditeur téléspectateur des repères simples et utilisables même si c’est au prix d’une réduction de la qualité de l’information ?

Faites votre choix dans cet échantillon non exhaustif.

2[*La question vraiment polémique est celle portant sur le comportement des agents de l’ANPE : sont-ils des tricheurs aux ordres du pouvoir.*]2

Fonctionnaires, ils sont effectivement aux ordres de leur hiérarchie administrative.
Comment celle-ci peut elle les conduire à tricher ?

Le comptage n’est pas en cause, en revanche il y a beaucoup à dire sur les méthodes de classement dans les différentes catégories.
Cela doit s’observer facilement en mettant en relation la catégorie 1 et les autres décomptes.

Mieux encore, il suffit de mesurer les parts respectives des différentes catégories : si la catégorie 1 représentait un peu moins de 90 % des chômeurs jusqu’au milieu des années 1980, elle ne pèse plus que pour 70 % 10 ans plus tard et à peine plus de la moitié de l’ensemble des demandeurs d’emplois depuis 2001.

Comment expliquer cette évolution.

Si l’on suit l’analyse d’ACDC :

[(Entre 1985 et 1997, ce sont surtout les changements règlementaires dans le mode de classement des chômeurs (création des dispensés de recherche d’emploi, chômeurs en « activité réduite ») qui expliquent la montée des chômages invisibles.
Entre avril 1997 et avril 2002, le phénomène s’est brutalement accéléré : le nombre total des demandeurs d’emploi a baissé de 340 000 tandis que le chiffre officiel affichait une chute de plus de 850 000. Ceci s’explique par la hausse considérable du nombre de demandeurs dont l’ANPE considère qu’ils recherchent un emploi temporaire ou à temps partiel, et non plus un CDI à temps plein [9]. En réalité, les études menées montrent que ce ne sont pas les demandeurs d’emploi qui ont changé leurs aspirations mais l’ANPE qui a modifié ses pratiques d’inscription des chômeurs.)]

Voici quelques exemples des pratiques pouvant correspondre aux manipulations suspectées :

  • En avril 2006, une conseillère ANPE, Fabienne Brutus , avait dénoncé l’« épuration statistique » des chômeurs pratiquée par la direction de l’agence, dans Chômage, des secrets bien gardés [10]. La conseillère y exposait des consignes données pour pratiquer un « nettoyage » des fichiers, notamment celle de « mettre toutes les femmes de ménage en catégorie 3 » (personnes cherchant un CDD).
  • Membre du collectif ACDC, Philippe Sabater (syndicat Snu ANPE) fustige pour sa part le questionnaire que les conseillers de l’ANPE soumettent aux chômeurs.
    « Le conseiller doit demander au chômeur s’il serait prêt à accepter un emploi CDD ou à temps partiel », explique M. Sabater. « Si le chômeur répond oui, le conseiller peut cocher la case catégorie 2 (demandeur d’emploi à temps partiel) ou catégorie 3 (emploi temporaire) : Et hop ! le chômeur disparaît de la statistique officielle... ».
  • Autre pratique : le « peignage de fichiers ». « On relève sur listing informatique les chômeurs inscrits en catégorie 1 qui travaillent à temps partiel, pour les faire basculer en catégorie 2 », décrit-il. « On considère que le demandeur d’emploi qui occupe un temps partiel recherche forcément un travail à temps partiel », précise M. Sabater .
  • Certains affirment que l’ANPE propose parfois des « stages ou contrats interim de deux-trois jours, voire de quatre heures, en fin de mois », afin de dégonfler les statistiques.

Normalement à ce stade, les voisins de table se sont endormis ou réclament le dessert, le café et le pousse café.


C’est ennuyeux les chiffres et plus on veut les utiliser rigoureusement et plus c’est ennuyeux.
Pourtant c’est le prix à payer pour que le débat conserve un peu de sens.

Je propose cette conclusion qui va faire sourire : il n’y a pas 2.172.000 « chômeurs » en octobre 2006, mais s’il y a 4.450.000 demandeurs d’emplois tous ne sont pas dans une même situation. On peut être vigilant sans être naïf et s’il faut dénoncer les manipulations il faut le faire avec prudence. Restaurer la confiance des citoyens à l’égard du fonctionnement des institutions cela passe aussi par le respect de quelques précautions.
Les anglais ont une expression traduisant assez bien ce que je veux dire : il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
Il reste qu’il est préoccupant de constater que l’amélioration annoncée de la situation de l’emploi ne s’observe que si on accepte les glissements opérés entre les catégories. Cela peut correspondre à un réel changement de perspective : l’abandon définitif de la référence à une norme d’emploi qui s’était imposée après la seconde guerre mondiale. S’il y a plus de 2 millions de « chômeurs » non comptés dans le calcul du taux de chômage (!) c’est parce qu’ils ne sont plus considérés comme des « vrais chômeurs », ils sont dans des formes particulières d’emploi (on a même le sigle : FPE ), temps partiel, CDD, stages et dispositifs d’insertion, activité réduite... La disparition du CDI à temps plein est-elle programmée ?
Si la réponse est oui, il faut reconsidérer les dispositifs sociaux de protection contre le chômage puisque ces derniers ont été élaborés pour répondre à une norme qui disparaît. Ceux qui ont suivi les discussions sur le CPE reconnaissent ici la référence à la « sécurisation des parcours professionnels » plus généralement qualifiée de « flexicurité »...

Que nous apprend cette polémique ? Qu’il y a à l’ANPE, à l’INSEE et ailleurs des hommes et des femmes soucieux d’apporter des éléments d’information capables de contredire les « concentrés » d’information jetés en pâture aux citoyens de base.
Elle nous rappelle aussi qu’il faut du temps et des efforts pour essayer de s’approcher d’une meilleure compréhension de la réalité.