Les déficits répétés de l’assurance-maladie, année après année, ont entériné l’idée que la santé est d’abord un coût. Les politiques et les médias déplorent régulièrement le caractère excessif de la dépense médicale et les économistes eux-mêmes déploient des trésors d’énergie à évaluer cette déperdition financière, à la projeter dans le temps, à la faire varier en fonction du progrès technique et de l’innovation. Or la santé n’est pas un coût.
Dans une étude récente, écrite avec Peter Howitt (Brown University), nous avons démontré empiriquement qu’un niveau élevé d’espérance de vie génère un surcroît de PIB par habitant. A partir d’un échantillon mondial de pays sur la période 1960-2000, nous avons apporté la preuve qu’une espérance de vie rallongée de dix ans se traduit par un point de croissance supplémentaire. Investir dans la santé augmente donc le potentiel de croissance à long terme d’un pays.
Est-il si surprenant que la santé soit un facteur de croissance économique ? Après tout, la santé n’est-elle pas simplement une autre forme de « capital humain » ? Un individu en meilleure santé est plus productif, car moins souvent absent, plus dynamique et davantage concentré sur son travail, et doté de meilleures capacités cognitives. En outre, un individu qui prévoit de vivre plus longtemps aura davantage d’incitations à investir dans l’éducation et dans l’apprentissage des nouvelles technologies, car cet investissement sera amorti sur un plus grand horizon temporel. Enfin, s’il prévoit de vivre plus longtemps, cet individu accroîtra son épargne afin de s’assurer une retraite confortable, cette épargne supplémentaire alimentant à son tour l’investissement et la croissance au niveau national.
Au-delà de ce résultat établi sur un échantillon mondial de pays, notre étude tord le coup à un vieux préjugé, à savoir que l’amélioration de la santé serait l’apanage des seuls pays émergents et ne concernerait plus directement notre pays, où l’espérance de vie est déjà élevée. Notre analyse empirique démontre, au contraire, que l’impact positif de la santé sur le développement économique et la croissance s’observe également au sein des pays de l’OCDE. Est-ce du seul fait de l’allongement de la vie ou plutôt parce qu’une amélioration des niveaux de santé augmente la productivité et l’inventivité de la population active ?
Notre analyse suggère qu’autant le premier facteur joue un rôle important dans le cas des pays moins développés, autant c’est le second facteur qui tend à dominer dans le cas des pays développés. De fait, les gains de croissance dus à l’allongement de la vie dans les pays développés ont déjà été largement réalisés au cours des cinq dernières décennies. C’est ainsi que la France a connu une augmentation de son espérance de vie à la naissance de près de neuf ans entre 1960 et 2000, dont 55 % ont été acquis après 65 ans (en d’autres termes, l’espérance de vie à 65 ans a augmenté d’environ cinq ans pendant la même période). Il est alors peu probable qu’en 2009 des gains supplémentaires d’espérance de vie aux âges les plus avancés aient un impact aussi important sur la croissance que dans les pays moins développés, car ils ne concernent que marginalement les forces productives du pays. Mais, par ailleurs, on peut légitimement penser que tout allongement de la vie a un impact positif sur la demande (notamment la demande de Âproduits pharmaceutiques), ce qui à son tour peut contribuer à stimuler la recherche dans ce secteur.
Notre étude montre, en fait, que les gains d’espérance de vie acquis pendant la première partie de la vie, approximativement de 0 à 40 ans, expliquent à eux seuls le lien positif entre l’espérance de vie et la croissance de la productivité dans les pays développés. Ce résultat suggère à son tour que l’effet de la santé sur la croissance passe en grande partie par l’impact sur les capacités productives et cognitives de la population active. A noter que l’espérance de vie est juste une mesure parmi d’autres du niveau de performance d’un système de santé. Par exemple, réduire le délai de traitement des embolies cérébrales n’affecte pas seulement l’espérance de vie, mais surtout les capacités motrices et cognitives des individus concernés, et donc leur capacité à générer de la croissance.
Démontrer l’importance de la santé pour la croissance économique revient à changer totalement les termes du débat sur la réforme du système de santé. En particulier, il faudra désormais réfléchir à deux fois avant de procéder à des coupes dans les dépenses de santé ou à des hausses indifférenciées des forfaits hospitaliers, car ces coupes sont susceptibles d’affaiblir l’état de santé général de notre pays, donc son potentiel de croissance. Cette remarque vaut en particulier pour les directeurs d’ARS (agences régionales de santé) que la nouvelle loi prévoit « gestionnaires » plutôt que médecins.
Améliorer l’état de santé de la population française et, en particulier, celui des jeunes générations, non seulement contribue à accroître la productivité des individus en activité, mais permet également d’augmenter le taux de participation de la population au marché du travail. En outre, cela permet de réaliser une baisse des dépenses totales de santé dans le long terme, car la prévention et l’intervention précoce font que les individus resteront en bonne santé plus longtemps.
L’approche que nous proposons implique-t-elle des déficits publics supplémentaires dans le long terme ? La réponse est non : tout point de croissance supplémentaire permet d’améliorer notre situation budgétaire dans le long terme. De plus, notre démarche va de pair avec une politique d’allongement de la durée légale du travail. On ne saurait augmenter l’âge légal de départ à la retraite sans adopter une politique de santé permettant aux seniors de travailler plus longtemps. Inversement, l’allongement de la durée du travail permet de recueillir les fruits de la croissance générée par l’amélioration du système de santé.
Une politique de santé audacieuse, qui procède d’une vision de long terme et qui soit centrée sur les jeunes et la population active, est une réponse rationnelle aux problèmes posés par le vieillissement. Il s’agit finalement d’inventer un nouveau modèle de société, celui du vieillissement sain, seul capable de répondre aux défis démographiques et économiques de demain.