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Citoyenneté et démocratie

Sur le serveur des cours en ligne de l’Université juridique numérique francophone, Thierry Leterre, Professeur des Universités (Vice Doyen de la Faculté de Droit et Science Politique De l’Université de Versailles St Quentin) propose cette leçon. Aujourd’hui, les systèmes politiques modernes sont des démocraties, aspirent à l’être - ou du moins prétendent en devenir.

Article mis en ligne le 6 mars 2010

par Université juridique numérique francophone

Sur le serveur des cours en ligne de l’Université juridique numérique francophone, Thierry Leterre, Professeur des Universités (Vice Doyen de la Faculté de Droit et Science Politique De l’Université de Versailles St Quentin) propose cette leçon. Aujourd’hui, les systèmes politiques modernes sont des démocraties, aspirent à l’être - ou du moins prétendent en devenir.

À la base de ces systèmes, la figure du citoyen.La thématique de la citoyenneté a été inventée dans les cités antiques, ces petits corps politiques de Grèce ou du monde latin. Le citoyen, c’est celui qui vote et fait voter les lois.

I. La renaissance du thème au XVI<sup class="typo_exposants">e</sup>

Avec le Moyen-Âge, la valeur politique du mot s’affaiblit. C’est seulement autour des XVIe et XVIIe siècles que les mots citoyens, cité (d’où vient le mot citoyen) , se colorent à nouveau en français de manière plus nettement politique. La théorie politique n’est pas en reste, elle a pour symbole l’ouvrage d’un auteur qu’on place souvent au commencement du retournement politique majeur des sociétés occidentales, Hobbes, dont Le citoyen en 1642 est, concurremment avec le Léviathan, un des grands titres politiques. Enfin l’histoire factuelle ancre définitivement la figure de la citoyenneté - après les déchirements de la guerre civile anglaise au XVIIe siècle et la naissance de la première grande démocratie moderne, les États-Unis au XVIIIe (les États-Unis déclarent leur indépendance en 1776 et leur constitution, républicaine et démocratique est achevée en 1789) - à partir de l’explosion de la Révolution française, au moment où « citoyen » devient une exclamation et une apostrophe (sous la Révolution française on s’interpelle par le terme citoyen) .
Pourtant, c’est depuis l’antiquité que s’est formé le thème du citoyen dont Aristote a donné une théorie très articulée dans son ouvrage, La politique.

II. Qu'est-ce qu'un citoyen ?

A. Le thème du citoyen parle d’un ordre politique dominé par les relations entre les hommes

Depuis l’antiquité, même si le terme possède une acception très peu spécialisée puisque le citoyen (civis en latin) en latin peut désigner aussi bien le sujet d’un roi que le membre de cette collectivité éminente qu’est Rome - le minimum qui est visé, c’est la conception d’un ordre politique considéré en première instance comme un groupement d’hommes, selon le mot de Cicéron qui parle de « ces petits groupements d’hommes, qui furent ensuite nommés cités... ».

Platon n’a pas d’autre définition lorsque dans un passage de la République où il se livre à une véritable lexicographique (la lexicographie est la science des mots) politique comparée, il établit que « citoyen » est une appellation que se donnent les hommes, quel que soit leur statut - magistrat ou peuple - à l’intérieur de la cité . À l’autre bout de la chaîne de définitions du citoyen, on trouve chez Rousseau [1], un traitement similaire :
« À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association [ie le contrat social] produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix (...). Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de Cité et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. A l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s’appellent en particulier Citoyens... » (Rousseau, Du contrat social, I, 8.)

Dans tous ces passages, un trait décisif fait saillie. C’est l’humaine substance, dans son rassemblement, qui fait les citoyens.

B. La théorie politique sous-jacente à la conception du citoyen

Une telle insistance sur les relations humaines à l’exclusion de la référence religieuse paraîtra tout à fait naturelle, puisque par définition la politique est constituée par la sphère des relations interhumaines. Mais une lecture plus attentive du phénomène politique amène à en reconsidérer l’évidence.

Il n’est pas absolument certain que la politique consiste en une dimension d’abord humaine. Cette conception suppose qu’on se désintéresse de la question de la transcendance du politique et que l’on renonce à voir en elle le destin de dieu comme cela a été souvent le cas dans les sociétés humaines.
Ainsi Bossuet pouvait dire que le prince, dirigeant politique, donc, est « l’image de la grandeur de Dieu ».
« La majesté est l’image de la grandeur de Dieu dans le prince. Dieu est infini, Dieu est tout. Le prince, en tant que prince, n’est pas regardé comme un homme particulier : c’est un personnage public, tout l’État est en lui ; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie dans la personne du prince. Quelle grandeur qu’un seul homme en contienne tant ! »

L’effort incessant - et cela non seulement en Occident - des dirigeants pour se donner une dimension sacrée déplace ainsi le problème politique de l’organisation des collectivités humaines, vers les normes (norme : représentation qui désigne ce qui est bien ou mal dans le phénomène considéré) transcendantes du divin. Nombreuses ont été les théories sacrales du pouvoir qui ont fait de la politique un destin qui s’accomplit au-delà des hommes et de leur regroupement. Toutes les fois que le roi se définit essentiellement comme « lieutenant de Dieu sur terre », selon une formule classique, la politique se conçoit comme une théologie appliquée, non comme un fait proprement humain que traduirait la citoyenneté. En ce sens, on ne peut concevoir de citoyenneté qu’à partir d’une forme sécularisée (la sécularisation est le mouvement de séparation entre l’État et la religion) du politique.

Il n’est pas non plus certain que la politique consiste à rassembler les hommes. Il se pourrait bien que la politique, ce soit le conflit plutôt que le rassemblement. C’est un point qui a été fortement souligné au XIXe siècle par le bouleversement radical du marxisme ; la lutte des classes, non le rassemblement des citoyens fait l’histoire et la politique. En un tout autre sens, mais dans une perspective sur la politique parfaitement semblable, Carl Schmitt propose une philosophie politique qui repose sur la lutte perpétuelle entre acteurs politiques qui se définissent par la distinction fondamentale ami/ennemi [2]. Chez Marx comme chez Schmitt - deux penseurs pourtant aussi opposés que l’on puisse trouver en politique - loin d’être le fruit des rassemblements dont parle Cicéron, la société apparaît comme le produit de ses tensions et de ses oppositions.

Cette définition de la politique à partir de l’association des hommes redistribue également la priorité mise sur le collectif (les citoyens) et au détriment du pouvoir qui dirige ces citoyens.

Ainsi la citoyenneté n’est pas d’abord un état politique, mais bien une théorie politique qui affirme :
- la prééminence de l’homme sur le commandement divin dans l’organisation sociale (sécularisation) ;
- l’union des êtres humains plutôt que leurs conflits ;
- la prééminence de la collectivité sur le pouvoir qui détient l’autorité sur elle.

C. La redécouverte du citoyen par les modernes : penser une société aux fondements séculaires

À ce point, on saisit par contraste ce qui a pu rendre inéluctable la redécouverte du thème citoyen dans les théories modernes, car la grande rupture qui s’annonce à partir du XVIe siècle, c’est la sécularisation des sociétés, la définition (sinon, et de loin, la pratique) de la politique indépendamment d’un fondement religieux. Or, la sécularisation, ce n’est rien autre chose que la conviction que la société est par essence un arrangement entre les hommes, et non une volonté divine ou une loi naturelle. C’est précisément ce que permet de penser la thématique citoyenne : la politique est un fait humain, non divin.

La mise en place, à partir du XVIIe siècle, de dispositifs théoriques faisant une large place à l’état de nature [3] , où les hommes n’auraient pas connu le droit positif, et au pacte social qui les aurait finalement réunis traduit cette conviction saisissante que l’explication du social passe par l’immanence [4]

D. Cités antiques, États modernes

Il est vrai qu’il faut distinguer les cités antiques, et les Etats modernes. Dans l’antiquité la conception de la cité comme rassemblement humain a été corrigée par l’omniprésence du religieux.

Dans le mythe de fondation de Rome, Rémus et Romulus consultent les Dieux avant de jeter les fondations de leur cité (La légende raconte que Romulus et Rémus furent deux jumeaux abandonnés, qui furent élevés par une louve. Destinés fonder une ville qui dominerait le monde, ils consultèrent les oracles qui donnèrent des réponses équivoque. Romulus traça un sillon pour délimiter la cité qu’il voulait construire, et Rémus se moqua de lui en sautant par dessus ces limites symboliques. Romulus le tua pour cet affront).

Néanmoins, cette insistance sur la transcendance ne bloque pas une théorisation autonome des rapports entre les hommes. Ainsi, Platon définit le citoyen dans un monde inspiré par des valeurs absolues : les bons citoyens doivent être vertueux et la vertu est définie par le commandement divin.
Pourtant, il n’hésite pas : c’est bien par rapport aux modes de rapports entre des hommes, et non en vertu de ces idées qui régissent pourtant ce qui serait le meilleur ordonnancement politique possible que la cité se construit. Il décrit la naissance de la société à partir des besoins des hommes (République, 369 sq.). Il en va de même chez Aristote. La cité est un tout organisé par des valeurs transcendantes (c’est, comme le note Aristote à la première page de la Politique, le « bien vivre »). Elle n’en repose pas moins sur un mode d’organisation interne des êtres humains entre eux : La cité est un fait de nature, mais qui doit être réalisé par (au moins) un homme qu’Aristote nomme « le législateur » (Politique 1253a 30 sq). La thématique du citoyen, c’est la primauté des rapports inter-humains.

III. Citoyenneté du droit, citoyenneté du choix

La citoyenneté se donne classiquement sous deux formes. D’une part, les citoyens sont ceux qui « participent » à la vie de la cité, et d’abord en faisant des lois ; d’autre part, les citoyens possèdent des droits spécifiques. Citoyenneté de la participation, citoyenneté du droit sont les deux piliers de la théorie de la citoyenneté.

A. La double origine de la citoyenneté

Peut-être faudrait-il parler d’une double origine de la citoyenneté : l’origine grecque de la participation, l’origine romaine de la garantie. D’un côté la démocratie participative, de l’autre l’État de droit, et la garantie juridique qui lui est liée. Citoyenneté du choix ou citoyenneté du droit, en quelque sorte.
Initialement, c’est-à-dire jusque sous la Révolution française, le dispositif antique semble demeurer en place et la distinction entre la citoyenneté « active » celle de l’élection, et la citoyenneté « passive » - l’appartenance au corps politique sans droit direct de participation - marque ce creux. Mais ce serait peut-être aller trop rapidement que de croire que cette césure marque la différence entre les citoyens et les non-citoyens ; elle en appelle plutôt aux deux types de citoyenneté qui renvoient à la participation et à l’appartenance ; les femmes, les enfants, les domestiques participent par le truchement des électeurs.

Toute l’histoire du suffrage universel après la Révolution tient à cette volonté de participation ; toute l’histoire des droits du citoyen à partir du XIXe siècle, du suffrage universel masculin, jusqu’à son extension aux femmes, traduit l’effort pour faire coincider la pratique politique et une conception de l’homme qui ne peut plus exciper de différences fondamentales entre les êtres humains, quels que soient leur sexe ou leur appartenance sociale.

B. La définition du citoyen : celui qui participe

1. Une théorie qui remonte à l’antiquité

La citoyenneté est placée au cœur de cette pensée de la politique comme interaction entre les hommes. Il n’est donc pas étonnant que la détermination du statut de citoyen s’arrime à une définition essentielle de la participation au corps politique. C’est la définition d’Aristote : « Un citoyen au sens absolu ne se définit par aucun autre caractère plus adéquat que par la participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques en général... » (Aristote, Politique, III, 1, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1982 p. 167.)

Plus de deux millénaires plus tard, l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, n’offre pas d’autre caractérisation initiale : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. (...) Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités ... »

Cette définition finit par ancrer, surtout dans le contexte des démocraties représentatives modernes, la figure du citoyen comme électeur, comme titulaire d’un droit fondamental à la participation qui s’exprime par sa capacité de choix dans les affaires publiques. On le voit, malgré la différence des temps, la définition du citoyen demeure remarquablement stable dans les sociétés occidentales.

2. Pourquoi le citoyen participe :

Le citoyen est donc plus que l’être en société : il est surtout et essentiellement l’être dont la socialisation est d’essence capacitaire, et lui permet de reconnaître que les lois qui gouvernent l’État dans lequel il se trouve portent, de manière plus ou moins directe, sa marque. Claude Nicolet, dans un ouvrage classique, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, peut citer Cicéron : « un peuple n’est pas toute réunion d’hommes assemblés au hasard, mais seulement une société formée dans l’acceptation d’un droit... » (Cicéron, De Republica, I, 39, cité par C. Nicolet p. 289).

Cette capacité s’articule autour de deux concepts fondamentaux, qui marquent la devise républicaine française, la liberté et l’égalité, qu’on trouve, quoique sous des espèces différentes, aussi bien dans la citoyenneté antique, que dans la citoyenneté moderne. Les citoyens sont en effet les êtres humains libres, et qui jouissent de ce fait d’une égal liberté. La constitution de la citoyenneté a pour but de défendre la liberté politique. C’est pourquoi on exclut les dépendants : les mineurs, les esclaves, les domestiques, les femmes, les incapables mentaux, les criminels (privation du droit civique)...

C’est pourquoi la participation est essentielle dans la définition du citoyen : recevoir des lois qui n’auraient pas son consentement enfreindrait fondamentalement la liberté citoyenne. De ce fait, la citoyenneté est le régime politique qui articule une liberté aux nécessités apparemment contraires de l’autorité. La citoyenneté est donc le thème d’une émancipation.

Il s’agit, comme le note Rousseau « d’obéir avec liberté » (Du contrat social, II, 7.) En ce sens, la citoyenneté se définit au minimum, comme une citoyenneté « civile », dispensatrice de droits et de libertés fondamentaux, avant même d’impliquer une participation effective de type démocratique à la gestion des affaires. De ce fait, le statut de citoyen est protecteur. Il l’est dans la Rome antique, où le citoyen bénéficie d’un droit d’appel puissant auprès du peuple romain ; il l’est aujourd’hui dans le cadre de ce qu’on appelle un État de droit, c’est-à-dire un État dont les membres (les citoyens) sont non seulement contraints par l’appareil des lois, mais aussi, garantis par ce même appareil de l’arbitraire de la coercition par la protection juridique des libertés publiques.

3. L’intrusion démocratique

De cette structure politique, il faut tirer la conclusion que la participation démocratique à la décision politique n’apparaît pas immédiatement intégrée dans la citoyenneté, mais relève plutôt d’un niveau supérieur d’interprétation. La technique classique du cens s’oppose à la notion de « suffrage universel » qui gagne le monde moderne et donne naissance à la démocratie moderne. [5]

C. Citoyenneté, démocratie, exclusion

1. Les exclusions traditionnelles

La démocratie surgit quand on se demande ce qui va se passer si tous sont libres et égaux en droit. Cette interrogation est étroitement liée à l’anthropologie (anthropologie : science de l’homme, et plus généralement toute doctrine décrivant la nature ou les caractéristiques principales de l’être humain) moderne : les exclusions y apparaissent « conventionnelles » qui veut que tous (d’abord les hommes, puis tous les êtres humains) soient égaux.
Tous ont donc le droit de participer, nul ne peut être exclu par un cens. Malgré tout certaines exclusions subsistent et l’on peut même dire qu’elles sont inhérentes à la notion de citoyen puisque le citoyen n’a de sens que par rapport à celui qui ne l’est pas. Il y a au sein de la théorie de la citoyenneté une exclusion fondatrice, un jeu sur le « nous » et « les autres ».

Cette exclusion fondatrice se double d’exclusions traditionnelles plus ou moins dépassées :
- L’exclusion au nom de la nature naturelle (les femmes qui obtiennent le droit de vote en France en 1945, les mineurs qui voient progressivement s’abaisser l’âge de la majorité électorale, au point que lors de la campagne de 2002 les socialistes proposaient l’âge de 17 ans, les fous, les personnes supposées d’une « autre race » comme aux États-Unis les Indiens ou les Noirs, qui gagnent les « droits civiques » dans les années 60 sur tout le territoire, et enfin... les animaux et les végétaux toujours exclus malgré la revendication de certains groupes radicaux).
- Conventionnelle / civile (les esclaves dès que l’on considère qu’il ne sont pas par nature nos pour être asservis, les domestiques). Initialement, la figure de l’indépendance est très réduite : seul le pure de famille propriétaire possède le droit de vote.
- Sociale : les miséreux (jusque dans les années 70 en France les allocations privent de certaines ilégibilités)

L’exclusion citoyenne est double. Elle porte à la fois :
- Sur l’extérieur, en termes d’accès à la citoyenneté, concernant ceux qui ne remplissent pas les conditions d’obtention ou d’attribution de la qualité de citoyen. L’un des critères les plus importants est désormais, celui de la nationalité, mais il ne faut pas négliger celui de la qualité humaine : animaux minéraux et végétaux sont repoussés hors de la sphère légitime de la citoyenneté.
- Sur l’intérieur, quand il s’agit de ceux qui auraient sous d’autres conditions accès à la citoyenneté mais se la voient déniée (les criminels destitués de leurs droits civiques) .

2. La réduction des exclusions au XXe siècle

L’un des mouvement les plus sûrs de la modernité est justement l’extension de la sphère d’intégration citoyenne, jusqu’aux enfants (avec les conseils municipaux des enfants, ou le parlement des enfants ou l’accroissement de leurs droits) ou jusqu’aux étrangers (citoyenneté locale, comme en Belgique, en Allemagne), et même les criminels repentis trouvent bien dur de ne pas participer à la sphêre civile. Ce mouvement d’élargissement peut s’étendre aux animaux : « Ainsi B.S. Turner (Citizenship and capitalism, Londres, Allen et Unwin, 1986. pp. 97-98) a repéré quatre vagues de la citoyenneté moderne : la première a rompu le lien entre le propriétaire citoyen, la seconde a fait sauter la barrière du sexe, la troisième redéfini la signification de l’âge et des liens familiaux dans la définit des droits du citoyen, la dernière, actuellement en cours, étend encore la citoyenneté en assignant des droits à la nature et à l’environnement. » (J. Leca, Nationalité et citoyenneté dans l’Europe des immigrations, (in J. Costa-Lascoux, P. Weil, Logiques d’État et immigrations, Paris, Kimée, 1992, p.35.)

On arriverait alors au vrai suffrage universel, tel que le comprenaient les hommes du XIXe siècle, comme le note Pierre Rosanvallon : un suffrage disponible sans exclusion du tout. Bien sûr pour eux, c’est une absurdité. Mais dans des thèses considérées comme moins absurdes aux États-Unis qu’en France, cette incongruité prend corps d’une certaine manière.
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D. La crise de la citoyenneté

On peut se demander si l’histoire de la citoyenneté n’est pas en train de se refermer tandis que la citoyenneté du droit gagne sur la citoyenneté du choix.

En effet, la conception classique des rapports entre liberté et citoyenneté porte que les hommes libres ont vocation à devenir citoyens. Dans l’anthropologie inégalitaire de l’antiquité, cette définition a pour effet d’exclure ceux qui ne sont pas libres de nature les esclaves, les femmes, les affranchis. Inversement, la logique voudrait que tous les hommes libres deviennent citoyens. C’est la logique structurelle que l’Empire romain n’a cessé de poursuivre, en offrant la citoyenneté romaine à des groupes de plus en plus large, jusqu’à l’édit de Caracalla, en 212, qui offre, à quelques exception près, la citoyenneté à tous les hommes libres. Ce que C. Nicolet appelle « l’œcuménisme » politique de Rome s’étend d’ailleurs jusqu’aux affranchis, qui peuvent accéder, au moins en plusieurs générations, à la citoyenneté.
On saisit assez aisément l’étrange contradiction du statut citoyen dans de telles conditions. La citoyenneté est à la fois un principe d’exclusion sur des bases naturalistes, dirigé contre les « non-libres », mais en même temps offre une possibilité d’inclusion très large en direction de ceux qui jouissent de cette liberté. Quant à l’égalité, elle n’est pas l’égalité entre les hommes, mais bien l’égalité dans la liberté des citoyens, ce qui à la fois implique une parfaite indifférence à l’inégalité des statuts, ainsi qu’à l’inégalité des richesses. Il faut attendre le XIXe siècle pour que la revendication d’égalité porte en effet non plus seulement sur les droits politiques (participer à la vie publique, jouir des libertés publiques comme le droit de s’exprimer librement, de penser librement, de se réunir etc.) mais sur l’égalisation des conditions. On se met progressivement à penser que l’égalité signifie l’égalité sociale, c’est-à-dire l’égalité des revenus, la juste répartition des richesses. L’inspiration de cette volonté égalitaire aboutir, à partir du XIXe siècle aux mouvements socialistes et communistes.

Mais surtout, la volonté d’égalité radicale qui est portée par la démocratisation (démocratisation : phénomène qui affecte les sociétés lorsqu’elles se représentent que le régime naturel et idéal de la politique est la démocratie, et qu’elles transforment leurs institutions et leur régime pour parvenir à cette condition démocratique) des sociétés modernes a pour effet de rendre difficile la distinction entre les citoyens et ceux qui ne le sont pas : si nous sommes tous égaux, nous avons tous les mêmes droits - les mêmes droits universels. C’est ce qu’on peut appeler la citoyenneté du droit : on est citoyen non parce qu’on participe d’une même sphère politique, mais parce qu’on a tous les mêmes droits égaux.
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E. Les conditions de l’intégration : la sphère du droit

1. La crise politique

Le développement de la « citoyenneté du droit » en marge de la citoyenneté du choix, a deux conséquences très importantes dans les démocraties développées :
- La désaffection vis-à-vis du politique : à partir du moment où « être citoyen », c’est avoir des droits, la tentation est de se désengager de l’action politique (participation aux magistratures - maire, député, conseiller général, militantisme syndical ou politique, simple participation aux élections) pour préférer les actions protestataires - ponctuelles [6] - ou bien le lobbying pour protéger les droits plutôt que pour participer à la décision publique. On peut d’ailleurs se demander si l’investissement que l’on constate dans la vie associative vient compenser ce mouvement. À tout le moins, on ne peut que constater qu’il oriente l’engagement collectif plutôt vers des formes non directement politiques que vers la sphère publique elle-même.
- L’accroissement du rôle du droit dans les rapports sociaux. On a pu parler - pour les États-Unis - de « société contentieuse », c’est-à-dire d’une société où les conflits du monde social (conflit du travail, mais aussi conflits politiques, comme pour l’avortement, qui a été déclaré légal aux États-Unis par le biais d’une décision de la cour suprème, non du Congrès américain). Mais tous les pays développés constatent un accroissement du recours au procès pour régler des litiges, comme si la loi devenait impuissante à régler la vie sociale. Or, si la loi est impuissante en elle-même, celui qui est à l’origine de la loi - le citoyen - devient lui-même impuissant, tandis que le citoyen qui défend ses droits devant un tribunal devient puissant.

Un très bon exemple de cette situation est sans doute la « construction européenne ». On parle beaucoup d’une « Europe politique », mais la réalité, c’est que l’Europe est d’abord une construction juridique (pas toujours très claire, d’ailleurs) , où la règle de droit est plus importante que la volonté collective et où l’on s’interroge plus volontiers sur la façon prendre les décisions, que sur la nature de ces règles, et leur légitimité, la démocratisation (citoyenneté européenne : l’idée d’une citoyenneté européenne est née avec le traité de Maastricht, et incorporée à l’article 17 du traité d’Amsterdam la citoyenneté européenne complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. On voit le caractère faible et négatif de cette citoyenneté !)

2. Conclusion : une crise sociale de la citoyenneté

L’impression qui domine aujourd’hui est celle d’avoir affaire à des citoyens consommateurs, des citoyens qui « consomment » de la politique en fonction de leurs intérêts à court terme, sensibles aux mesures immédiates (baisses d’impôts, promesse d’avantages fiscaux), réfractaires aux grands programmes (le président Clinton ne déclarait-il pas : l’êre du grand gouvernement est révolue ?) et aux devoirs qu’impose traditionnellement la citoyenneté (le service militaire dont la suppression est toujours bien accueillie) . On a l’impression que le citoyen se comporte comme un consommateur rationnel, orientant ses votes, non pas simplement en fonction de convictions politiques désormais atones, mais en s’investissant politiquement en fonction de ce qu’il se représente comme son intérêt sur un « marché politique ».

D’où l’impression d’une « crise » de la citoyenneté. Cette crise se marque par la montre de l’abstention, par le désintérêt à l’égard des programmes politiques (par exemple les téléspectateurs accordent de moins en moins d’importance aux émissions politiques) que rien ne semble enrayer. Cette crise s’explique si l’on retient l’idée que de plus en plus, la citoyenneté, c’est la citoyenneté des droits, et non celle de la participation : or, les droits apparaissent comme universels - même le droit de vote semble devoir être attribué aux étrangers : comment alors accorder de la crédibilité à une citoyenneté locale désormais illégitime ? Si les droits sont ceux des êtres humains, les citoyens, qui fondent leurs droits sur une appartenance à un corps politique particulier, non sur l’idée d’une humanité universelle, n’ont guère de place dans cet univers politique ouvert, et c’est pourquoi il ne reste de la citoyenneté qu’un avantage marginal dont les électeurs se servent seulement s’ils y trouvent leur intérêt.

La crise de la citoyenneté, c’est la crise des politiques locales ; plus les droits seront universels, moins la citoyenneté aura de sens.