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Analyse de la structure sociale.


Conférence Alain BEITONE, Le 27-03-2014 à Limoges

Article mis en ligne le 27 août 2014
dernière modification le 8 octobre 2020

par webmestre

Le compte-rendu ci-dessous a été rédigé à partir des notes servant de support à l’intervention et à partir des notes prises par deux collègues de l’académie de Limoges (D. Nugues et V. Lucian) lors de la journée de formation. L’ensemble a été repris et mis en forme (notamment en complétant les références bibliographiques). Ce texte doit être mis en relation avec la sélection de sites internet diffusée lors du stage et avec le dossier documentaire (recueil de citations).

 I : inégalités et stratification sociale

Dans le cadre de l’évolution du nouveau programme l’analyse des inégalités est liée à l’analyse de la stratification sociale. Ce point ne présente pas de réelles difficultés de traitement ce qui justifie une place réduite dans cette présentation.
Il convient toutefois de souligner :

 1 : les trajectoires d'inégalités différentes entre les pays.

partdecile

Ce graphique de Th. Piketty montre que les inégalités (appréciées ici par la concentration du revenu revenant aux 10 % les plus riches) aujourd’hui aux EU sont au même niveau qu’avant la crise de 1929 c’est-à-dire à un niveau historiquement parmi les plus élevés. Le constat de l’accroissement des inégalités vaut à des degrés divers pour la plupart des pays occidentaux.

 2 : La France fait figure d'exception sur la dynamique des inégalités

L’indice de Gini en France progresse plus tard et relativement peu en comparaison aux autres pays développés [1] et ……

…….ce qui est conforme à la hausse récente des inégalités sur les niveaux de vie……

…….et au un creusement significatif et très récent des inégalités par le haut de la distribution (cf Piketty / Landais).

Camille Landais, « Les hauts revenus en France (1998-2006) : Une explosion des inégalités ? », Paris School of Economics, Juin 2007.

Le programme n’impose pas d’aborder les explications mais des liaisons sont possibles avec d’autres points du programme :

  • avec la question des crises.
    Le lien entre crise financière et hausse des inégalités est maintenant clairement établi comme le montrent les études de l’OCDE, du FMI ou de l’OFCE . [2]
  • avec le thème de la justice sociale.
    L’évolution des inégalités peut être analysée au prisme de la conception retenue par une société sur la justice sociale et les moyens qu’elle déploie pour satisfaire à cet idéal. Par exemple, en France de trop fortes inégalités sont perçues comme injustes ce qui explique d’importants mécanismes de transfert et l’évolution singulière des inégalités repérée précédemment .

 [3]

 3 : l'aspect cumulatif des inégalités en mobilisant les statistiques (lieux de résidence, âge, genre…).

L’ouvrage de F. Dubet Les inégalités multipliées [4]
fournit de la matière ici. L’idée importante c’est que les inégalités sont à la fois cumulatives (on peut être femme, issue de l’immigration, à la tête d’une famille monoparentale, pauvre, disposant d’un emploi précaire, etc.) et multidimensionnelles (on peut être issu d’un milieu aisé, avoir bénéficié d’une bonne formation et être victime de discriminations liées au genre, à l’origine ethnique, à l’orientation sexuelle, etc.). Il n’est pas question de prétendre que de nouvelles formes d’inégalités se seraient substituées aux inégalités de classes . [5]

De nombreux travaux sont réalisés dans le cadre d’une approche en termes de classes (comme ceux de Louis Chauvel [6] ou ceux de Th. Amossé et O. Chardon [7] ). Par contre, dans la vie sociale, la sensibilité aux inégalités et aux discriminations est multidimensionnelle et la sociologie a multiplié les analyses portant sur les diverses formes et domaines des inégalités et des discriminations. De plus, comme le souligne Claude Dubar, c’est le « discours de classe » qui a régressé au sein du débat social [8].

François Dubet insiste sur le fait que les classes sociales sont liées à un « projet de penser la vie sociale comme une totalité ». « Elles rappellent que la domination est consubstantielle à la vie sociale des sociétés contemporaines ». L’analyse en termes de classes sociales « affirme qu’il existe des acteurs dominants et des acteurs dominés ». Il ajoute « personne ne doute de la réalité de la conscience de classe des dirigeants ». Cela le conduit à insister sur un paradoxe :

« Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale ; les inégalités sociales se creusent, le capitalisme n’a jamais été aussi puissant, la conscience des inégalités est des plus vives…et pourtant les représentations de la vie sociale en termes de classes sociales semblent décliner ».

Christian Baudelot et Olivier Schwartz soulignent que s’il existe bien des classes sociales, la sociologie ne propose plus aujourd’hui de véritable théorie des classes sociales.
La sociologie multiplie donc les études sur les différentes dimensions des inégalités (on parle des « gender studies », des « post colonial studies », etc.). La question des inégalités spatiales est importante. Par exemple, M. Kokoreff et D. Lapeyronnie [9] distinguent trois configurations successives, trois âges de la banlieue :

  • Le premier âge des banlieues correspond à la période de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Il marque la fin de l’encadrement des banlieues rouges par les structures issues du mouvement ouvrier. La figure du jeune ouvrier est remplacée par celle du fils d’immigré. Cette période est marquée par le succès de la marche pour l’égalité (dite improprement « marche des beurs »). Elle voit se développer « la galère ». La « rage » ne trouve plus d’expression politique. Les thèmes de l’insécurité et de l’exclusion s’imposent.
  • Le second âge des banlieues s’amorce au tout début des années 1990 avec l’émergence des émeutes urbaines. Cette période est marquée par le pessimisme. Les émeutes de Vaulx-en-Velin démarrent dans une cité qui avait fait l’objet d’un effort important de rénovation urbaine. Les émeutiers dégradent un mur d’escalade inauguré quelques jours plus tôt. On assiste à la montée du chômage et des inégalités et au développement du trafic de drogue. Les quartiers s’organisent autour de deux éléments : la sphère privée et la culture de rue.

    « Quand ils évaluent leur condition et se projettent dans l’avenir, les habitants ont de moins en moins le sentiment de faire partie d’une classe inscrite dans un ensemble social hiérarchisé et vecteur de valeurs politiques. Ils sont de plus en plus marqués par le sentiment de la mise à l’écart et de l’exclusion » (p. 23)

    .

    « L’individu, la famille et leur destin prennent le pas sur l’identité ouvrière ; l’appartenance au groupe de proches se substitue à la classe sociale. Les difficultés sociales ne sont plus vécues collectivement et sur un mode conflictuel (l’exploitation subie, la lutte des classes). Elles sont appréhendées à travers des particularités personnelles et des trajectoires biographiques, des problèmes de distance et d’obstacles. Les individus se sentent davantage « en dehors » qu’au bas de la société. Ils ne peuvent plus constituer d’identité collective grâce à une référence positive ». (p. 24)

    .

  • Le troisième âge de la banlieue apparait après le 11 septembre 2001. Il est marqué par la violence des émeutes de 2005, par les émeutes de Villiers-le-Bel de 2007. Cinq évolutions sont notables : l’isolement de la population, l’augmentation d’une violence conflictuelle interne, la rupture des relations entre hommes et femmes ; l’installation d’une religiosité quotidienne et structurante de la vie sociale ; la distance et l’hostilité aux institutions. (p. 29)
    D’autres travaux insistent sur la tendance des riches à cultiver l’entre-soi (M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot [10] , E. Maurin [11] )

 II : Les nomenclatures et l'analyse de la stratification sociale.

La grille de PCS apparaît en 1954 (J. Porte). Dans un contexte marqué par l’influence du marxisme, l’auteur de la nomenclature s’efforce de construire un outil qui ne soit pas lié à telle ou telle orientation théorique particulière. La nomenclature a des aspects à la fois « nominalistes » et « réalistes », elle est fortement articulée aux classifications professionnelles utilisées par les conventions collectives et par le statut de la fonction publique. Cela n’empêche pas de proposer un outil permettant de classer les individus en catégories sociales homogènes d’où un dépassement de la simple catégorie statistique. Les catégories sociales s’inscrivent dans la réalité sociale dans la mesure où elles entretiennent une correspondance avec le ressenti de la population. Toutefois, les PCS n’ont pas vocation à être considérées comme des classes, la nomenclature fera l’objet de vives critiques de la part des marxistes [12] .

Le passage des données en termes de PCS aux analyses en termes de classes est cependant opéré par certains auteurs dont Nicos Poulantzas qui reconstruit des classes sociales à partir des données les plus désagrégées de la nomenclature [13] .

La réforme de la nomenclature de 1982 résulte d’un travail théorique à l’initiative de Alain Desrosières et LaurentThévenot. Ces auteurs sont proches de Pierre Bourdieu (qui enseigne à cette époque au sein de l’ENSAE). Leur travail doit être mis en relation avec l’analyse consacrée par L. Boltanski au groupe des cadres.
Il s’agit d’actualiser la nomenclature de façon à :

  • mieux prendre en compte l’hétérogénéité des situations. Il en est ainsi pour les agriculteurs exploitants qui sont distingués selon la taille de l’exploitation,
  • de mieux rendre compte de la réalité sociale (les ouvriers agricoles sont classés avec les ouvriers et le terme « salariés agricoles » est abandonné).
  • d’adopter un vocabulaire qui évite les ambiguïtés. En effet, dans la mesure où il existe une « lutte de classes pour le classement », le choix du vocabulaire est fondamental dans la construction des identités sociales. Le terme « cadres moyens » est abandonné au profit du terme « professions intermédiaires ». Le terme « cadres supérieurs » est abandonné au profit de « cadres et professions intellectuelles supérieures ».

La rénovation de la nomenclature en 1982 s’est opérée à l’occasion du recensement cette même année. Elle s’inscrit dans la continuité de la logique de construction de la grille initiale à savoir classer la population en catégories socialement homogènes afin de mettre en avant des caractéristiques économiques et sociales des populations regroupées. L’optique de construction était en 1954 comme en 1982, de prendre en compte de multiples critères pour apprécier au mieux le profil social économique et culturel des individus.
Paradoxalement, c’est aussi à partir de cette période-là que la grille des PCS a progressivement été de moins en moins fréquemment utilisée par l’Insee ou l’Ined.
Parmi les raisons qui expliquent cette situation, on note l’utilisation croissante de l’analyse factorielle de correspondance et du traitement économétrique des données. Il s’agit d’évaluer la portée explicative de différentes variables dans la compréhension d’un phénomène économique ou social, ce qui suppose de disposer de variables indépendantes. Or, les PCS sont un outil peu adapté car leur logique de construction multidimensionnelle introduit une redondance. Les études statistiques s’orientent de plus en plus sur des données unifactorielles (revenu ou niveau de diplôme plutôt que PCS par exemple) [14].

La grille des PCS a évolué à la marge en 2003 puisque les statisticiens de l’Insee s’inscrivent (y compris en participant au consortium) dans la démarche d’élaboration d’une nomenclature socio-économique européenne (Nsee) dont nous allons présenter les principes de construction ainsi que l’analyse comparée avec la grille des PCS.

Le principe de l’élaboration de la Nsee est adopté depuis 1990. Cette nomenclature a vocation à remplacer les PCS dans l’analyse des comportements socio-économiques des individus et à permettre une harmonisation des pratiques statistiques au niveau européen autorisant des comparaisons. Les logiques de construction de ces grilles sont significativement différentes même si elles présentent des similitudes.

Le projet est lancé en 1990 par la Commission, examiné depuis 2006 par Eurostat.
La proposition faite à Eurostat par le consortium européen de chercheurs s’appuie sur le cadre théorique du « schéma de classes » de J.H. Goldthorpe (2000). Le postulat initial est que la position des individus dans le monde du travail explique leur comportement social. Pour les salariés en particulier, c’est la relation du salarié à l’employeur qui est déterminante. Deux dimensions doivent être prises en compte pour caractériser la relation d’emploi c’est-à-dire la relation du salarié à l’employeur (ce sont des types-idéaux) :

  • la relation de contrat de travail est telle que le contenu de l’emploi, les conditions de son exercice, la rémunération sont prédéterminés et le salarié n’a aucune autonomie.
  • la relation de service. Elle correspond aux salariés cadres supérieurs ou disposant d’une expertise. Ils disposent d’une large autonomie dans l’exercice de leur emploi, de perspectives de carrière et de rémunération importantes.

Entre les deux situations extrêmes, on a un continuum de situations.
Au final, la nomenclature propose 10 classes dont 9 regroupant des salariés et des indépendants et une pour les chômeurs de longue durée ainsi que ceux qui n’ont jamais travaillé.

 [15]

Le choix de reprendre le schéma de classes de J.H. Goldthorpe est justifié par le fait que les sociétés européennes sont fortement hétérogènes et que c’est sur la situation d’emploi qu’il y a le moins d’hétérogénéité sociale. Cela dénote une démarche déductive faisant l’hypothèse que la relation d’emploi est la dimension la plus structurante des comportements sociaux en Europe.
Toutefois l’utilisation dans un tel contexte de la notion de classes est contestée (E. O. Wright) et l’hypothèse de la validité de la relation d’emploi doit être testée.
Les tests sont en cours à l’initiative d’Eurostat et montrent que la perception des métiers est différente selon les pays mais moins qu’a priori ce qui donne de la validité à la nomenclature. Il ressort aussi que les utilisateurs ont des difficultés à s’approprier la notion « situation d’emploi ».

Pour ce qui concerne l’analyse comparée avec les PCS on peut se reporter au tableau suivant :

Analyse comparée Nsee / PCS
Points communs Nsee / PCS Points de divergences Nsee / PCS
Nsee n’est pas une simple liste de professions ordonnée selon un niveau de compétence puisqu’il y a une prise en compte du statut (cf classes 4 et 5 concernant les chefs de petites entreprises et les travailleurs indépendants) Nsee est une présentation très agrégée avec un seul niveau contre 3 pour les PCS.
Nsee est une présentation très agrégée avec un seul niveau contre 3 pour les PCS. Absence de socle juridique aux notions de managers ou de superviseurs alors que le statut de cadre s’appuie sur les conventions collectives ou les grades pour les PCS.
L’ensemble de la population a vocation à être classée (groupe 10) comme c’est le cas avec les PCS (groupes 7 et 8) L’ensemble de la population a vocation à être classée (groupe 10) comme c’est le cas avec les PCS (groupes 7 et 8)
Classement des exploitations agricoles selon le nombre de salariés pour la Nsee et par la surface pour les PCS.

L’insee dans le cadre de l’enquête emploi de 2005, a testé la Nsee en comparant la grille PCS niveau 2 avec la Nsee. Régulièrement plus de 90 % des membres d’une catégorie socio-professionnelle sont classés dans une même classe Nsee ce qui montre un degré de convergence significatif entre les 2 approches comme en atteste le document suivant.

 [16]

Pour autant, la grille Nsee reste en cours de finalisation . [17]

 III : L'analyse des classes sociales.

1 : Il ne faut pas présenter Marx et Weber sous forme d’opposition.

M. Weber met l’accent sur les contraintes sociales imposées par les sociétés capitalistes. Par exemple, le capitaliste est contraint d’être dans l’esprit du capitalisme. C’est l’image de la « carapace », improprement traduite par l’expression « cage de fer » ou « cage d’acier » utilisée par T. Parsons.
M. Weber exprimait un accord avec une partie des analyses de K. Marx il lui reprochait seulement une approche monocausale, en l’occurrence le déterminisme économique.

De nombreux travaux contemporains s’inspirent des deux auteurs parmi lesquels :

  • Michaël Löwy dans La cage d’acier : Max Weber et le marxisme wébérien en 2013 montre que M. Weber, sans être socialiste, est très critique vis-à-vis du capitalisme. La course effrénée au capitalisme génère de l’aliénation.
  • Philippe Coulangeon dans Les métamorphoses de la distinction en 2011, relate une erreur sur la lecture de « la distinction » de P.Bourdieu lequel voulait dépasser l’opposition entre Marx et Weber.
    http://www.laviedesidees.fr/Classes...

2 : il faut distinguer moyennisation et classes moyennes.

La moyennisation désigne un processus de regroupement de l’essentiel de la population dans un grand groupe central. Le débat sur les classes moyennes porte sur le fait de savoir si la société est marquée par un processus de polarisation conduisant à deux classes seulement (la bourgeoisie et le prolétariat) ou bien si la société est tri-polaire et donc si la classe moyenne est une donnée permanente de la structure sociale [18] .

G. Simmel par exemple était sur cette position et pensait la société en termes de « triade ». Dans ce dernier cas, il n’y a pas moyennisation puisque la bourgeoisie et la classe dominée (prolétariat ou classe populaire) conservent leur existence et leur spécificité . [19]

Le débat sur la moyennisation est clos. Il n’y a plus moyennisation depuis la fin des Trente glorieuses. Selon L. Chauvel, H. Mendras dans La seconde révolution française en 1988 [20] relatait un processus en voie d’achèvement et c’est une erreur d’extrapoler à la période qui suit le processus de moyennisation. Pour autant, les classes moyennes restent un élément très important de la structure sociale et le débat concerne aujourd’hui la dynamique des classes moyennes . [21]

L. Chauvel en 2012 montre que la fragilisation des classes moyennes depuis les années 1980 n’est pas un sentiment irrationnel et récurrent depuis le 19e siècle, comme peuvent le suggérer D. Goux et E. Maurin dans Les nouvelles classes moyennes (2012), mais est un fait social au sens de Durkheim. Selon le schéma du « morceau de sucre au fond de la tasse de café », les problèmes des classes populaires (ouvriers et employées d’exécution) gagneraient progressivement les classes moyennes inférieures (employés ou ouvriers qualifiés, techniciens…) puis les classes moyennes intermédiaires (cadres de banque, professeurs, ingénieurs….). Les faits qui montrent la « dérive » des classes moyennes sont nombreux :

  • les classes moyennes sont victimes d’une dégradation salariale absolue….
  • …..mais aussi relative.
  • que la dynamique générationnelle des classes moyennes est négative puisque :
    • les classes moyennes sont affectées par la montée du chômage à tel point que la probabilité d’être au chômage des CPIS aujourd’hui est 2 fois plus élevée que celle des catégories populaires en 1970.

• et que le diplôme s’il est de plus en plus une condition nécessaire de la réussite sociale, est de moins en moins est une condition suffisante.

Au final on peut s’interroger sur le devenir des classes moyennes. Cette constellation centrale va-t-elle continuer à structurer la société ? À dessiner un axe de progrès social comme elle le faisait par son extension numérique et par l’approfondissement qualitatif de ses statuts ?
Cette problématique trouve déjà une réponse négative aux États-Unis…pays où sont nées les classes moyennes…et où les inégalités se creusent de manière très significative dès le début des années 1980.
Pour Chauvel, il y a bien crise des classes moyennes et il faut réinventer une « civilisation de classes moyennes » caractérisée par un « projet de généralisation des conquêtes sociales et du mode de vie des classes moyennes aux autres groupes sociaux, dans une tendance d’approfondissement de la démocratie » (Blog OFCE, Avril 2012) . [22]

3 : les théories qui reposent sur une approche en termes de classes sociales conservent une indiscutable portée heuristique.

  • L’économie politique marxiste des crises par G. Duménil et D. Lévy [23]
  •  
  •  
  • .

Dans La grande bifurcation. En finir avec le néo-libéralisme (La Découverte, 2014), ces auteurs présentent une théorie marxiste des crises économiques et en particulier de la crise actuelle.
L’économie politique marxiste qu’ils développent est une analyse en termes de mode de production moyennant la prise en compte d’une structure ternaire de la société, la présence d’un ordre social et d’un ordre international. Cette structure ternaire est composée des cadres, de la bourgeoisie et du prolétariat (c’est ce qu’ils nomment « l’hypothèse cadriste »).
L’ordre social est défini comme une alliance de classes dans une structure ternaire (cadre, bourgeoisie, prolétariat) et l’ordre international correspond à un type d’hégémonie entre les nations.
Sur la base de ces ordres, ils montrent que le capitalisme a évolué dans sa nature relativement à ses contradictions. Par exemple, la crise financière de 1929 a accouché d’un type de capitalisme dit de gestion. L’ordre social de l’après 2e guerre mondiale jusqu’au début des années 1980 est caractérisé par une collusion d’intérêts entre les cadres et la classe populaire (ouvriers et employés) tandis qu’au niveau international on voit l’affrontement de 2 blocs hégémoniques (offrant au regard un modèle alternatif) et des échanges internationaux contenus (ce qui est favorable à des objectifs internes de politique économique). Le résultat de ce compromis de classes a été l’amélioration du sort de la majorité des salariés grâce à l’augmentation du pouvoir d’achat et au développement de la protection sociale. Cela tient au renforcement du rôle et de l’autonomie des cadres (technico-organisationnels) vis-à-vis des capitalistes.
Il ne faut pas croire que l’autonomisation des cadres typique du capitalisme moderne, va nécessairement de pair avec l’amélioration du sort des classes populaires. Cela participe de l’explication de la crise de 2007.
En effet, avec l’ordre social néo-libéral, seconde hégémonie financière, c’est la composante financière des cadres qui est la fraction dominante même si elle est assujettie aux capitalistes. Un nouveau compromis se met en place à partir du milieu des années 1970 entre les cadres et la bourgeoisie au détriment du reste des salariés.
Ce compromis se traduit par la libéralisation des économies, l’extension de la régulation par le marché à l’ensemble de la planète, la remise en cause de l’interventionnisme étatique et les innovations financières dont le résultat est la crise de 2007

Parmi les autres contributions à la théorie des classes on peut citer :

Erik Olin Wright (l’une des figures marquantes du marxisme au plan international [24] ). Il conserve le critère central de l’analyse de Marx selon lequel les conflits de classes se nouent autour de la question de l’appropriation du surplus. Mais il refuse une conception réductionniste et essentialiste conduisant à définir un prolétariat révolutionnaire par nature sur la base des seuls facteurs économiques. Pour construire une analyse de classes opérationnelles il est conduit à définir en plus de l’exploitation au sens marxiste traditionnel, deux autres formes d’exploitation : l’exploitation en termes de qualification et l’exploitation en termes d’organisation. Ces formes d’exploitations peuvent être croisées, de sortes qu’un individu peut être à la fois exploiteur et exploité [25] .

Wright construit à partir de là une typologie des modes de production :

Reproduit de Wright 1985 [26]

S’agissant du capitalisme, il distingue :

  • Le contrôle du capital monétaire (accumulation)
  • Le contrôle du capital physique (moyens de production)
  • Le contrôle du travail (processus de production)
    Ces trois formes de contrôle ne se superposent pas :
  • Les cadres contrôlent les moyens de production et une partie du travail, mais pas l’accumulation
  • Les patrons de PME (même chose)
  • Les salariés semi-autonomes (ingénieurs) contrôlent certains aspects du processus de production.
    Cela débouche sur trois classes : le prolétariat (qui ne contrôle ni l’accumulation, ni les moyens de production), la bourgeoisie (qui contrôle l’accumulation) et la petite bourgeoisie composée des petits employeurs et des salariés semi-autonomes (qui contrôlent pour l’essentiel les moyens de production et le travail).

Parmi les auteurs qui renouvellent l’analyse marxiste, il faut citer les auteurs du courant désigné par le terme « marxisme analytique », notamment John Roemer, Gerald Cohen ou encore Philippe Van Parijs. Wright se réclame explicitement des analyses de J. Roemer et G. Cohen. Le marxisme analytique s’est efforcé dans un premier temps de reconstruire le marxisme (et notamment l’analyse de la lutte des classes) sur la base de l’individualisme méthodologique. Plus récemment ces auteurs ont apporté une contribution essentielle à la réflexion sur la justice sociale [27].

Ils développent notamment une position critique à l’égard de J. Rawls : il ne suffit pas de se mettre d’accord sur la structure de base de la société, il faut que les individus soient porteur de valeurs égalitaires (titre d’un livre de G. Cohen : Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ? [28] ).

Mentionnons pour terminer les analyses du sociologue français J. Lojkine. Selon lui, on est passé d’un salariat bipolaire (cadres/ouvriers) à un « archipel » caractérisé par le brouillage des frontières de classes. J. Lojkine dénonce la thèse de la moyennisation [29] (c’est H. Mendras qui est explicitement visé).

Pour lui la transformation est liée à la « révolution informationnelle » qui remet en cause l’opposition entre le travail intellectuel des cadres et le travail manuel des ouvriers. Les ouvriers sont de plus en plus conduits à gérer des informations en liaison avec le processus de production (robotisation). Il ajoute que la majorité du nouveau salariat « n’a toujours pas de nom ni de représentation adéquate ».
Dans ce nouveau salariat beaucoup de tâches sont relationnelles :

personnels des crèches, service à la personne, guichetiers des banques et des administrations, services en ligne, enseignants, etc. J. Lojkine rejette la thèse de Bourdieu pour qui les cadres appartiennent à la bourgeoisie du fait du capital culturel, mais aussi les thèses inspirées de Touraine qui substituent l’exclusion à l’exploitation.

On est donc en présence d’un salariat multipolaire sans groupe hégémonique ni expression politique centralisée. Cette analyse vise à conserver le rôle central de l’opposition capital/travail, tout en rendant compte de la complexité du salariat et des contradictions qui le traversent [30] .

Conclusion : On le voit contrairement à ce qui a pu être affirmé, les classes sociales sont présentes dans le programme du cycle terminal de SES [31]
L’analyse des inégalités aussi bien que l’étude du thème de la justice sociale nécessite la prise en compte d’auteurs qui, pour certains, se réclament explicitement de l’analyse marxiste. Mais il faut éviter les présentations caricaturales ou dépassées. On voit par exemple que l’opposition entre la thèse de la moyennisation et la thèse de la polarisation est dépassée. D’une part la thèse de la moyennisation n’appartient plus au champ scientifique aujourd’hui, d’autre part, au sein de l’analyse marxiste, la thèse de la polarisation a été largement remise en cause au profit d’analyses plus fines, mieux susceptibles de rendre compte de la multidimensionnalité des inégalités et de la diversité comme de l’enchevêtrement des contradictions sociales.